Renégats


(Intro)



Trois heures, au matin du 11 septembre 2001, deux hommes attendent.
Le premier est étendu sur son canapé, les jambes croisées sur la table basse, la tête appuyée en arrière sur le haut du dossier, les yeux dans le plafond, les bras en croix. L’autre, en face, est assis sur le rebord d’un vieux fauteuil club au cuir râpé, les mains jointes en avant, la tête baissée, contemplant le sol. Ni l’un ni l’autre n’ont dormi. Ils sont là comme deux athlètes avant une compétition, concentrés, prêts à bondir. Les sonneries de leurs montres retentissent comme une seule, les têtes se redressent et leurs regards se croisent. Il est l’heure d’entrer en scène et d’endosser l’armure, l’heure de l’Opération Carthage.
Carthage comme jadis Canaan devait être détruite sous peine d’extinction de leur race à jamais. Ce ne fut pas eux qui posèrent ce terrible jugement, il fut posé et les deux hommes furent choisis pour exécuter la sentence.
Le premier, le plus grand, s’appelle Boris Phidesse, il sangle ses bottes soigneusement puis revêt un maillot qu’il ajuste lentement sous la ceinture de son pantalon noir. Il se dresse, maître de son image, athlétique, son torse met en valeur un sigle mystérieux sur le fond blanc de son T-shirt à manches longues ; trois bandes noires, verticales, fermées d’un cercle, forment un trident, symbole de la troisième voie dont il se réclame. Ce guerrier porte des gants en cuir marron, de la même teinte que le blouson qu’il boutonne avec soin jusqu’au col. Il tient sous son bras un casque de moto intégral noir à la visière fumée.
Le second s’appelle Gwendal d’Hannard, lui aussi porte des bottes, il a le visage d’un ange. Il passe autour de son cou un chapelet de bois, enfile un blouson de cuir noir puis ses gants, esquisse un pas de danse, tourne sur lui même avant de remonter la fermeture éclair à la naissance de son cou. Il se regarde dans un grand miroir et voit dedans une décision farouche lorsqu’il boucle sur sa tête, tel un heaume, son casque.
« Par les soirs bleus d’été, j’irais dans les sentiers ».
Ils sortent ainsi dans la rue, tout les deux casqués, la visière rabattue, pas une parcelle de leur peau n’est visible, et marchent résolus, côte à côte. Ils descendent la rue de Berne, la capitale est à eux, dans le silence ils possèdent la nuit. Ils forment une vision fantasmatique et moderne, avançant au milieu de la voie, d’un pas calme, synchronisé et fier. Où vont-ils ces deux soldats ?
Ils suivent une étoile.
« Picoté par les blés, fouler l’herbe menue »
Cette étoile n’est pas celle des Mages, elle brille d’un tout autre éclat, elle ne désigne pas le sauveur du monde mais l’heure et le lieu de la moisson, l’ivraie à arracher pour la jeter au feu, elle pointe ce qu’il faut renverser et détruire. Ils iront rue Cadet, au temple du Grand Orient de France mais avant ils doivent aller au 3 rue de Clichy, ils passent derrière l’église de la Trinité, le plus grand ne détourne pas la tête. Ils marchent et s’arrêtent devant une porte cochère, Gwendal compose le code, chacun pousse un des lourds battants.
« Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds ».
La cour de l’immeuble n’a pas d’éclairage, seule luit sous la lune une moto de sport Yamaha Fazer six cents centimètres cubes. Alors que Boris ramasse dans un coin de la cour un objet long emballé dans un linceul, l’autre pousse la moto dans l’encadrement de la porte cintrée. Il attend, le regard fixe, monté sur son destrier à l’arrêt. Il sent que son ami s’installe sur la selle arrière et met le contact.
« Je laisserai le vent baigner ma tête nue ».
Ils ne sont qu’a une minute de leur objectif. La moto vrombit sereine dans la nuit d’automne, derrière le pilote courbé sur le guidon, l’homme se tient droit, il porte, dressé vers le ciel un lance-roquette RPG 7. Quelle belle arme ! Pointe, fouettée par le vent, l’ogive verte telle une bannière. Sur tous les champs de batailles du monde, les révolutionnaires ont décochés ses flèches mortelles sur l’oppresseur. Eux roulent, Gwendal prend les virages de mémoire, il pourrait être aveugle, rue de Châteaudun, rue Lafayette, ils n’ont croisé personne.
« Je ne parlerai pas, je ne penserai rien ».
Nos deux chevaliers entrent dans la rue Cadet au ralenti, le moteur ronronne puissament, Gwendal sent dans son dos Boris se mouvoir… il épaule dans un geste fluide le lance-roquette justicier. La mythologie de leur jeunesse exaltée, enivrée de délires de pureté et de beauté sublime, a rêvé cette chevauchée, leur folie en a échafaudé chaque détail dans une méthode parfaite. Esthétisme et panache règlent la liturgie de cette charge mystique contre le mal.
« Mais l’amour infini me montera dans l’âme ».
En passant devant la vitrine blême et grise du temple maçon, Gwendal tourne la tête, il se voit avec Boris, la moto, lui pilotant et Boris, le RPG 7 sur l’épaule, braqué sur leur image.  Lorsqu’il arrive au centre de cette façade vitrée, à l’endroit défini pour recevoir le tir, derrière le symbole de l’équerre et du compas tracé en filigrane, il y a un homme. Un être sombre, il se tient debout les bras croisés sur le ventre, les mains dans les manches, la tête sous un capuchon, comme un moine mais à la place de la croix, il a autour du cou en pendentif une horloge, son cadran blanc éclate dans la pénombre, le reflet de l’ogive se confond avec le centre des aiguilles et les aiguilles tournent à l’envers. L’homme dévisage Gwendal, ses yeux jaunes comme d’or le traversent, il ne bouge pas mais il projette sur le jeune homme un regard d’une haine inouïe et magique.
« Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien ».
Machinalement, comme prévu, Gwendal s’arrête à dix mètres de l’axe du bâtiment, afin que le tir soit opéré en retrait. Gwendal a froid, son être, vidé de la chaleur vitale, est possédé par la vision. Il entend le déclic, si caractéristique, de l’armement du missile qui dans une seconde sous la pression de la gâchette va partir. Il se tourne vers Boris et voudrait lui parler. Il sent le recul de la mise à feu dans ses pieds qui stabilisent la moto. L’homme est là dans l’explosion et le fracas. Il est 3h 30.
« Par la Nature, heureux comme avec une femme  » !

- Démarre ! Hurle Boris.
Il envoie immédiatement les gaz, Boris a lâché le lance-roquette, Gwendal sent autour de lui les bras de Boris le serrer, ils quittent la ville et poussent jusqu'à un coin de campagne délaissé par la surveillance du Big Brother, laissant encore après eux flammes et cendres.
14h 46, heure de Paris, 8h 46, heure de New-York, en pénétrant dans les tours le Boeing a implosé, l’étage de la tour du World Trade Center a été soufflé dans la combustion du kérosène. Un rire éclate dans le ciel, le même que celui que Gwendal à cru entendre derrière lui au démarrage.
Devant le tube cathodique, il se dit « C’est la guerre, enfin ! ».
L’attentat de la rue Cadet a été englouti par les ruines des tours jumelles.
Les grands maîtres de la secte qui réunis à l’Elysée en cellule de crise autour du Président, se creusaient la tête pour étouffer l’affaire -probablement un accident dû au gaz-, s’accommodent très bien de cette aubaine mais ils savent aussi, que depuis 12 heures déjà, une autre guerre est déclarée en France.